La croissance comme système

Dans notre société actuelle, les mots et leurs définitions semblent moins clairs. Il en est dont beaucoup use, sinon abuse : CROISSANCE.

Définir la croissance est une tâche ardue, dès lors qu'on veut garder de saines distances avec toute forme de jugement, croyances ou idéologies. Pire, dans la novlangue ambiante, la croissance est devenue un concept vide dans le sens. Il n'est plus spécifique. Il est brandi comme un absolu : on est POUR ou CONTRE, mais sans forcément chercher à ancrer la notion dans la réalité.

Je tâche ici, humblement, d'apporter un éclairage différent et personnel, pour ceux qui- comme moi - ne veulent plus se contenter de mots devenus "valises".

CROISSANCE, DE QUOI ES-TU LE NOM ?

Lors d'un évènement du CJD (Centre des Jeunes Dirigeants, mouvement patronal, dans lequel je me suis engagé quelques années), j'ai eu la chance d'écouter une enseignante chercheuse (redoutablement intelligente et drôle, mais dont j'ai oublié le nom - nom que je dois absolument retrouver) venue nous parler de "Confiance".

Comme beaucoup d'autres mots, celui-ci se transforme vite en tarte à la crème : oui la confiance c'est bien, c'est important ; il faut se faire confiance, il faut faire confiance aux autres...

Ca marche aussi avec coopération, solidarité, bien-être, valeur : tous ces mots où le discours opposable n'est juste pas possible.

Vous avez déjà entendu un dirigeant d'entreprise dire qu'il était contre le bien-être au travail et qu'il travaillait sans valeur ? Non, et pourtant, il en existe certains qui agissent dans ce sens au quotidien.

Cette chercheuse nous explique tranquillement que évidemment on se complaît à utiliser des mots sans en connaître le sens et donc sans pouvoir les utiliser à bon escient. Car en réalité - et c'est une synthèse très personnelle de ce que je retiens de son intervention - en parlant de confiance, on parle plus d'un miroir à facettes que d'un monolithe.

En fait, la confiance est un ensemble de ressources (elles sont la cause et l'effet) qui se décomposent en plusieurs blocs, et dépendent de l'environnement. Par exemple, dans le cas de la confiance au travail, on retrouve la confiance que l'on se porte à l'instant, la confiance que l'on accorde à son responsable hiérarchique, à son équipe, à ses pairs, et celle que l'on porte à son entreprise. En tant que dirigeant d'entreprise, on peut parler de confiance portée aux administrations et au gouvernement. En tant que citoyens, on parlera de confiance en la société.

Ce regard porté sur la notion de confiance était nouveau pour moi : la définition devenait finalement moins importante que la situation depuis laquelle on évoquait cette notion, et à quel type de confiance on faisait ainsi référence.

Et s'il en était de même pour la croissance ? Et si ce sentiment d'une notion, certes dominante, et pourtant si peu élaborée dans le discours actuel tenait à ce qu'il manque la compréhension de son contexte d'énonciation.

Lorsque nous parlons de "la croissance", à quel type de croissance faisons-nous donc référence ?

C'EST QUOI LE PROBLÈME AVEC LA CROISSANCE ?

Le constat s'impose : lorsque nous parlons de croissance, nous entendons majoritairement "croissance économique". D'ailleurs c'est bien celle-ci qui pose le plus de problèmes.

Déjà, en terme de définition : la croissance est l'augmentation de production de biens et de services dans une économie. Cela posé, force est de constater que l'indicateur de cette augmentation - le PIB - est décrié par certains, jugé insuffisant par tous. Un exemple que je trouve parlant : pour la production de services publics, la valeur de la production est égale aux salaires. Ce qui écarte de l'indicateur la prise en compte des effets à long terme de ses services sur la santé, l'éducation, le logement, la famille...

Autre exemple, effarant : les activités non marchandes sont prises en compte, mais pas la production domestique. Ménage, cuisine, bricolage, éducation des enfants... ne comptent pas / ne se comptent pas. Cette production a pourtant une valeur sociale et économique (elle est estimée à 35% du PIB en France par J. Stiglitz).

Dans la notion de croissance, on retrouve aussi la notion de facteur ou de déterminant : "ce qui va contribuer à la croissance". En parlant de croissance, il est d'usage de parler d'innovation, de connaissances, d'entrepreneurs, de structures (tels que les gouvernements et les états)...

Enfin, dans la notion de croissance, on trouve souvent celle des impacts. En effet, la croissance est associée au progrès (qu'il soit technique ou social), le bonheur et la satisfaction de la population, les conditions de vie (et notamment la richesse)...

Mon sentiment ? Si ce terme recouvre autant de dimensions, c'est bien qu'il renvoie à quelque chose de complexe. Dès lors, dire que "la croissance est un problème" ou que "la croissance est la seule voie" ne fait pas sens. Même chose pour le terme "décroissance".

LA CROISSANCE A TRAVERS LES LUNETTES D'UN INGENIEUR

Ingénieur de formation, on m'a appris à appréhender la réalité comme un système. Je n'ai jamais appris LA croissance. Ce que l'on m'a appris en école d'ingénieur, et que je conserve précieusement gravé, est plutôt basique :

Voir le monde comme un système = des entrées - des fonctions - des sorties

Je vous propose d'emprunter ici les lunettes de l'ingénieur. Comment va-t-il appréhender le "complexe" ?

D'abord des "entrées" ; elles sont de différents ordres :

  • Ressources premières : consommées pour être transformées par le système, elles se retrouvent donc en sortie (le carburant dans le véhicule)
  • Composantes : données externes nécessaires au système pour produire un résultat (le thermostat d'une maison pour le chauffage)
  • Ressources principales : nécessaires au fonctionnement du système (le conducteur d'une voiture)

Ensuite, des "sorties" :

  • Résultats induits : non volontaires, générés par le fonctionnement même du système (personne n'a demandé à l'ordinateur de générer de la chaleur)
  • Résultats directs : recherchés et souhaités dans un temps qui est défini (en voiture, le déplacement d'un point A à B)
  • Résultats ultérieurs : apparaissant de manière imprévue et indéfinie (la voiture et la pollution aux particules fines)

Enfin des fonctions, qui appréhendent la complexité. Un nouveau système, c'est d'abord une boîte opaque, dont on essaie d'identifier les fonctions :

  • de transformation : programmées et fiables, elles permettent de transformer les ressources premières (le moteur pour la voiture)
  • de régulation : à partir des composantes, elles déclenchent des actions pour corriger les résultats directs (tous les automatismes qui agissent pour allumer l'éclairage, suivre un véhicule, refroidir le moteur...)
  • de communication : elles permettent de communiquer avec l'extérieur du système ou avec d'autres systèmes (le clignotant)
  • de coordination : elles garantissent le bon fonctionnement global, et surtout la sécurité du système (le conducteur, et son super ordinateur de cerveau)

Définir un système dans son ensemble peut-être relativement complexe, mais d'une précision redoutable. Définir un système sur sa fonction principale ou son résultat direct premier est donc totalement restrictif, et contre-productif.

Je vais prendre un exemple simpliste juste pour illustrer tout cela : le brossage des dents.

Nous sommes d'accord que, dans l'environnement du système "Brossage des dents", il y a généralement du dentifrice, une brosse à dent et un enfant qui chante ou danse devant la glace. Le brossage de dent n'est ni le dentifrice (ressources premières), ni la brosse à dent (ressource principale), ni non plus l'enfant (dont le bras est ressource principale et dont le cerveau assure la fonction de coordination pour transmettre aux nerfs la fonction de régulation). Le brossage de dent n'est pas non plus juste le résultat direct qui est "retirer des aliments, du tartre" (grâce à l'action de frottement de la brosse à dent qui est la fonction de transformation). Ce n'est pas non le résultat induit qui est de projeter des particules de dentifrices sur la glace de la salle de bain (message personnel à mes 2 enfants ;). Ensuite, le système peut générer des résultats ultérieurs : en cas de mauvais brossage (mauvaise régulation) les gencives peuvent s'abîmer.

Le brossage de dent est un tout qui pourrait être résumé ainsi : une action manuelle et soigneuse d'une personne qui vise à nettoyer ses propres dents par l'application de dentifrice sur une brosse à dent, et le frottement répété de la brosse sur les dents.

Alors oui, pour aller vite, on dit aux enfants : c'est l'heure de te brosser les dents !

Mais quand je les amène chez le dentiste et qu'il annonce le diagnostic, je me dis que la notion de brossage de dent n'est peut-être pas comprise de la même manière par tous ! Et d'ailleurs, on peut répéter autant que l'on veut "brossage de dent", ce n'est pas pour autant que c'est intégré. Il faut montrer, expliquer, re-montrer, ré-expliquer... 298 mots pour une histoire de brossage de dents, vous allez me dire que c'est beaucoup. Et vous avez certainement raison !

Imaginez alors pour un système aussi complexe que la croissance !!!

Évidemment le nombre d'entrées, de fonctions et de sorties doit être juste incroyable. Et je n'aurais certainement pas le temps d'une vie pour en dresser une liste exhaustive. Mais s'appuyer sur un exemple aussi basique que le brossage de dent permet déjà d'apprécier la logique et la capacité à rendre lisible un système complexe.

Appliquons donc cette approche au sujet de la croissance. Je commencerai volontairement par un modèle basique, et compléterai en fonction de vos commentaires dans l'article.

LE SYSTÈME DE CROISSANCE D'UNE ENTREPRISE CONVENTIONNELLE

Prenons le cas où :

  • Les ressources premières sont des matières premières (du métal, par ex.)
  • Les ressources principales sont les hommes (préparateurs, plieurs, soudeurs, leurs années d'expérience et la connaissance des techniques opératoires)
  • Les composantes pourraient être dans l'exemple le cours des métaux (pour constituer les stocks au bon moment)

Identifions le résultat direct généré, à partir de la notion de croissance tel que définie plus haut = augmentation de la production de biens et de services. Dans l'exemple, cela pourrait être "Fabriquer, vendre et installer du mobilier en métal".

Peut-on dire que le fait de fabriquer plus permettra de vendre plus ? Ce n'est pas une évidence. La production est plutôt tirée par la demande client ou les canaux de distribution. Et quand bien même la production augmente, elle ne garantit pas de réaliser plus de marge, et d'améliorer les résultats financiers. Là, nous sommes directement dépendant des entrées "ressources premières" et "ressources principales".

Des ressources plus chères vont réduire la marge. Et dans le cas des ressources premières, les ressources sont les résultats directs d'un autre système "entreprise" : mon fournisseur n'a pas intérêt à baisser son prix de vente, puisque lui-même impactera sa marge et ses résultats financiers. Et dans le cas des ressources principales "Personne", la variation du coût n'est pas sans limite.

La mauvaise utilisation des ressources va également avoir un impact sur les résultats financiers. Le management opérationnel essaie de tenir le rythme pour assurer une bonne fonction de coordination mais, même pour une entreprise mature, cela reste un sujet permanent et instable.

Il y a aussi les résultats induits. Dans le cas présent, les ateliers de soudure génèrent des gaz et poussières dangereux pour l'organisme humain. Certains produits de traitement de surface sont cancérigènes et/ou nocifs pour l'environnement. Les risques sur le personnel existent, et peuvent donc agir négativement sur les ressources vitales au système "Entreprise".

Quant aux résultats ultérieurs : tous les métaux ne sont pas recyclables. Et dans tous les cas, ils généreront des flux de transports, des coûts de collecte et de tri, de valorisation, voire des déchets ultimes.

Tout cela amènent à soulever pas de mal de questions sur ce que recouvre la croissance, compte tenu des impacts négatifs qu'elle entraîne inévitablement :

  • Une croissance qui abîme la santé des travailleurs est-elle acceptable ?
  • Une croissance qui contribue à la raréfaction des ressources naturelles qu'elle consomme est-elle acceptable ?
  • Une croissance qui exerce une pression sur ses fournisseurs est-elle acceptable ?
  • Une croissance qui alimente des gisements de déchets sans se préoccuper des impacts à long terme est-elle acceptable ?

Si vous avez répondu oui à une des questions, vous pouvez vous arrêter là ! La suite sera beaucoup moins intéressante (pour autant que ça l'ait été jusque ici ;-) )

Dans cette approche systémique, la croissance d'une entreprise ne peut pas être une simple "augmentation de la production de biens et de services". Nous générons tellement d'impacts négatifs que tout notre environnement en pâtit (écologiquement, socialement et économiquement parlant).

SI TU NE SAIS PAS RÉPONDRE, CHANGE LA QUESTION !

L'injonction liée à la croissance est aberrante, dans le sens où ne parlons pas tous de la même chose quand nous évoquons ce terme. De la même manière, la décroissance est inaudible, sans évoquer les impacts recherchés, que ce soit sur les ressources ou les résultats.

Si on veut changer la logique, il faut prendre en compte l'ensemble du système : une fonction qui prend soin du mieux possible des ressources nécessaires pour réaliser un résultat direct, tout en minimisant les impacts des résultats induits et ultérieurs.

Pour reprendre notre exemple simpliste de la manufacture, une croissance souhaitable pourrait être : augmenter la valeur de la fabrication, vente et installation de mobilier en utilisant des matières premières "à impacts écologiques neutres voire positifs", grâce à des moyens humains et matériels dont on prend soin, tout en répartissant équitablement la valeur.

Plus globalement, et en lien avec la crise liée au coronavirus que nous traversons, doit-on espérer une croissance se résumant à une simple augmentation du PIB ?

Ne devons-nous pas plutôt espérer que la croissance devienne un système produisant de la valeur grâce à l'utilisation raisonnée de ressources, la lucidité et l'action commune sur les dommages collatéraux et ceux anticipables et enfin, la génération d'impacts positifs pour les personnes contribuant à la production de cette valeur ?

Les économistes, de tous les âges et de toutes les idéologies, ont fait un travail d'analyse et de compréhension colossal. Il est peut-être temps pour les acteurs économiques, comme les entrepreneurs Schumpetériens, de se saisir de ce travail.

La question n'est peut-être plus faut-il croître, mais POUR QUOI croître ? Autrement dit, quels impacts voulons-nous que cette croissance génère ?

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